Une expérience sensorielle et vertigineuse (pas toujours dans le bon sens du terme)

En adaptant le célèbre roman de Bram Stoker, Francis Ford Coppola signe en 1992 une version de Dracula à la fois somptueuse, excessive et profondément romantique. Une œuvre qui divise, tant elle s’éloigne parfois de l’horreur classique pour épo une esthétique gothique, flamboyante et presque théâtrale. Revu avec le recul, ce film étonne par son ambition formelle, sa fidélité littéraire sur certains points, mais aussi ses choix narratifs plus contestables, notamment dans son traitement du personnage central et l’omniprésence de l’érotisme.

Contrairement à beaucoup d’adaptations précédentes, Coppola revendique une grande fidélité au roman original de Bram Stoker. On y retrouve la structure épistolaire du récit (journal de bord, lettres, télégrammes), les principaux lieux (Transylvanie, Londres, Whitby), et surtout la galerie de personnages presque au complet. Jonathan Harker, Mina, Lucy, Van Helsing, Renfield, les prétendants de Lucy… tous sont présents, souvent avec des traits proches de ceux du livre.

Mais là où le film prend une liberté majeure, c’est dans la romantisation de Dracula. Ici, le comte n’est plus seulement une incarnation du mal, mais une figure tragique, damnée par amour. En faisant de Mina la réincarnation de son épouse défunte, le film transforme l’intrigue en romance maudite. Ce choix, bien que très éloigné de l’esprit du roman, donne une vraie épaisseur émotionnelle au récit. Il confère à Dracula une certaine humanité, qui le rend à la fois monstrueux et pathétique, et qui, d’une certaine façon, enrichit l’histoire.

Là où le film brille le plus, c’est par son esthétique visuelle : opératique et baroque, d’une richesse rare, presque hypnotique. Coppola refuse les effets numériques naissants du début des années 90 pour se concentrer uniquement sur des effets pratiques, inspirés des trucages du cinéma muet et du théâtre victorien. Il en résulte une œuvre à la fois archaïque et expérimentale, profondément ancrée dans l’histoire du cinéma. Superpositions d’images, ombres projetées, jeux de miroirs, maquettes miniatures, couleurs chatoyantes : tout concourt à faire du film un rêve fiévreux, presque halluciné, dans lequel la logique narrative s’efface souvent au profit de la sensation.

La photographie de Michael Ballhaus baigne chaque scène dans une lumière picturale, oscillant entre des tons chauds — évoquant le désir et l’enfer — et des tons froids, associés à la peur ou au deuil. Chaque lieu possède sa palette propre : la Transylvanie est un monde primitif, anachronique, figé dans une temporalité surnaturelle ; Londres, à l’inverse, se veut rationnelle, moderne, mais se laisse peu à peu contaminer par l’étrange. On remarque notamment que la maison de Jonathan et Mina Harker est baignée de lumière blanche, évoquant la pureté, là où les intérieurs associés à Dracula sont dominés par le rouge et le noir — couleurs du sang, de la ion, de la mort.

Les costumes d’Eiko Ishioka participent aussi à cette expérience visuelle. Plus que de simples habits, ce sont des éléments narratifs à part entière, qui expriment l’état d’âme des personnages. La longue robe écarlate de Lucy, en forme de coquillage ouvert, devient un manifeste érotique. L’armure de Dracula semble presque organique, comme si elle était faite de muscles ou de chair pétrifiée. Ses tenues changent sans cesse, comme pour signifier que sa forme est instable, insaisissable, à la frontière du monstre et du mythe.

Le décor lui-même se métamorphose selon les émotions des personnages : les couloirs du château semblent vivants ; le jardin dans lequel Mina se promène avec Dracula devient un théâtre dionysiaque, presque surnaturel. Cette logique onirique s’éloigne du réalisme traditionnel et transforme chaque scène en tableau vivant, nourri d’influences variées : expressionnisme allemand, peinture symboliste, iconographie religieuse.

Mais cette profusion visuelle, qui fascinait au premier visionnage, peut aussi, avec le recul, paraître trop appuyée. Certains effets, autrefois novateurs, vieillissent ou tombent dans une forme de kitsch involontaire. La beauté plastique du film est indéniable, mais elle frôle parfois l’étouffement.

Ce qui trouble sans doute le plus, c’est l’omniprésence du sexe, traité de façon très frontale. Le désir est partout : dans les gestes, les regards, les transformations physiques. Le vampirisme est ici métaphorisé comme une sexualité libérée, transgressive et animale. Certaines scènes vont très loin dans cette symbolique : l’orgie de Jonathan avec les femmes vampires, l’étreinte sanglante avec Lucy, ou encore le baiser de Mina à Dracula sous sa forme bestiale.

Pour certains spectateurs, cet érotisme débordant peut se révéler "envoûtant". Pour d’autres, il frôle le mauvais goût, tant le film s’abandonne parfois à une exagération presque grotesque.

Le casting du film est à l’image de sa mise en scène : inégal. Gary Oldman livre une performance habitée, extravagante, parfois théâtrale à l’excès, mais qui correspond bien à la vision tragique du personnage. Son Dracula traverse plusieurs formes, de l’aristocrate séduisant à la créature bestiale.

Face à lui, Winona Ryder est une Mina à la fois fragile et volontaire, bien plus développée que dans la plupart des adaptations. Elle incarne avec justesse cette femme tiraillée entre le devoir et le désir, même si son jeu reste parfois un peu figé.

Anthony Hopkins, en Van Helsing, adopte un ton délirant, presque comique, qui détonne avec le reste du film – au point de parfois briser la tension dramatique.

Mais le vrai point faible reste Keanu Reeves. Son Jonathan Harker, trop lisse, trop inexpressif, jure avec la flamboyance du reste du casting.

Au final, Dracula de Coppola n’est ni un film d’horreur classique, ni une adaptation strictement fidèle de Stoker. C’est une réinterprétation libre et ionnée, où le mythe du vampire devient l’expression d’un amour éternel, violent et morbide, comme un cauchemar romantique qui préfère l’excès à la sobriété.

Si certains choix divisent — en particulier la romance centrale, les libertés prises avec le mythe, la sexualité omniprésente ou la direction d’acteurs parfois déséquilibrée —, il reste difficile d’oublier ce film. Coppola y imprime une vision personnelle, ambitieuse, parfois maladroite, mais toujours habitée.

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le 18 mai 2025

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Le-Chat-Nonne

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