Il faut du temps pour entrer dans Le Goût de la cerise. Non pas du temps dans le sens d’un effort (encore que) mais du temps comme si le film creusait, plan après plan, un interstice dans le rythme. Il faut se laisser désorienter, accepter que le cinéma ne soit plus affaire de drame, de progression, mais plutôt de dérive.
Tout commence dans une voiture. Une voiture beige, poussiéreuse, qui tourne en rond, grimpe les collines des abords de Téhéran, traverse des paysages déserts et les rues de la ville. À son bord, un homme dont on saura peu de choses. Monsieur Badii. Il cherche quelqu’un, dit-il, pour un travail simple, bien payé : venir à un endroit précis, au lever du jour, et le sortir d’un trou… s’il est encore vivant. Sinon, le recouvrir de terre. Rien de plus. Il ne supplie pas, il ne s’explique pas. Il demande. Poliment. Et cette demande devient l’unique ligne de tension du film.
Kiarostami ne fait rien pour nous séduire, et c’est là que le film commence à travailler, lentement, obstinément. Il n’y a pas de psychologie. Pas de flashback. Aucune explication. Les raisons de Badii nous sont refusées. C’est que Le Goût de la cerise ne veut pas transformer le désespoir en scénario. Ce silence autour du “pourquoi” est un acte éthique, presque politique : ne pas réduire l’homme à ses motifs, ne pas l’enfermer dans une causalité qui viendrait faire écran à l’énigme de son être.
Trois agers, trois reflets possibles, trois résistances. Un soldat, jeune, effrayé. Un séminariste, pieux, mais impuissant à comprendre. Et enfin, un vieil ouvrier kurde, qui introduit une dissonance tendre, presque un poème de vie. Lui aussi, dit-il, a songé à mourir. Il avait même grimpé jusqu’au mûrier. Et puis, en redescendant, il a cueilli une cerise. Elle était bonne. Douce, inattendue. Et cela a suffi. Pour ce jour-là. Pour un moment. La cerise, alors, n’est plus une simple anecdote : elle devient ce point minuscule autour duquel tourne tout le film.
Il ne faut pas y voir une morale, ni une leçon de sagesse. Kiarostami ne cherche pas à opposer une force au désespoir, sinon le frémissement d’une sensation. Une douceur au creux de l’amertume.
Et puis, le film s’éteint. La nuit est tombée. Badii est allongé dans son trou. Des sons montent, le vent, un chien, des éclairs. L’image devient granuleuse. Et soudain, bascule. Le grain pellicule cède au grain vidéo. Plus rien n’est fiction. Des soldats répètent un texte, des techniciens rient, une caméra filme, enregistre. On voit Kiarostami lui-même, hors champ, faire signe. Le film se déplie, se retire, nous laisse avec cette question impossible : a-t-il survécu ? ou mieux : la réponse a-t-elle un sens ?