Oncle Boonmee s’ouvre comme un rêve déjà entamé et le restera tout du long. Car ici, le film d’Apichatpong Weerasethakul n’appartient ni au temps ni au récit.
C’est un cinéma sans urgence, sans nœud, sans crête. Une pellicule de sensations posée sur la peau du monde. Ce qui se joue ici n’est pas la remémoration d’un é mais la coexistence de toutes ses strates : les morts, les mythes, les bêtes, les hontes. Le titre est déjà une trahison : Boonmee ne « se souvient » pas, il est traversé. Les vies antérieures ne sont pas des récits à dérouler, ils contaminent le présent.
Dès les premières minutes, le film déjoue les mécanismes d’identification. Le spectateur croit s’installer dans une fable animiste mais la narration se dérobe. Le réel lui-même devient suspect. À table, une femme morte revient s’asseoir. Un fils, perdu depuis des années, réapparaît sous forme de singe-loup aux yeux rouges. Rien n’étonne, tout est accepté. L’étrange est incorporé. Comme si la mort n’était pas une rupture mais une translation d’état.
Ce qui se déroule alors, ce n’est pas une intrigue mais une dérive. Boonmee, condamné par ses reins, s’enfonce lentement dans la forêt, vers la grotte de sa naissance ou de sa mort.
Ce n’est pas un film sur les souvenirs, c’est un film qui se souvient à notre place, malgré nous. Il ne nous raconte pas les vies de Boonmee, il nous en laisse ressentir les frissons. Ici, le mythe ne sert pas à expliquer, Il enveloppe. Il hante. Le cinéma de Weerasethakul est un cinéma où la peur elle-même est rendue inutile, impensable, presque vulgaire. Tout est calme, tout est inquiétant.
Mais ce calme est une illusion. Ou plutôt une ruse. Sous la surface du film, une douleur circule, sourde, politique, irrésolue. Boonmee n’est pas qu’un mourant. Il est aussi un ancien militaire, un homme qui a « fait ce qu’il fallait », qui a tué, nettoyé, pour l’ordre. Le film ne l’accuse pas. Il le laisse dire. Il laisse ses fautes suinter dans la jungle. Les spectres qui apparaissent ne sont pas que les morts d’une famille : ce sont les refoulés d’une histoire nationale. Les corps oubliés des révoltes écrasées. Les silhouettes dissoutes du communisme rural. Le film ne prend pas position, il rend visible une mémoire que l’histoire officielle préfère effacer.
Alors, la lenteur ici n’est pas esthétisante, elle est vitale. C’est une lenteur de la plante, de la racine, de la mémoire souterraine. Regarder Oncle Boonmee, c’est apprendre à voir autrement. À attendre, à écouter, à oublier ce que l’on croit savoir du cinéma. C’est un cinéma de l’écoute élargie, du regard sans objet.
Et c’est en cela que le film est grand. Parce qu’il déplace notre seuil de perception. Parce qu’il nous sort de nous-mêmes sans violence. Parce qu’il refuse l’anthropocentrisme, l’idée même que l’homme serait le centre du monde. Il nous relie aux bêtes, aux morts, aux esprits, aux ombres. Il n’y a plus de hiérarchie.