qu'il soit possible de coucher de manière si condensée autant de beauté pure pressée entre les pages d'un livre.
Critiquer Les Anneaux, ou Sebald en général, c'est toujours l'amoindrir un peu, je vais me contenter de citer un parmi les mille ages que j'adore dans cette promenade ininterrompue le long du génie humain :
À plusieurs reprises, j’eus l’impression d’être alité dans une sorte d’hôpital militaire, en proie à une fièvre traumatique. De dehors me parvenaient les cris des paons qui vous pénétraient jusqu’aux moelles ; cependant, dans ma tête, ce n’était pas la cour que je voyais, ni le bric-à-brac qui s’y entassait depuis des années et tout en haut duquel ils trônaient, mais quelque part en Lombardie, un champ de bataille survolé par les vautours et, tout autour, une contrée ravagée par la guerre. Les armées s’étaient depuis longtemps retirées. J’étais là, seul, couché dans la maison pillée. Et ces images s’inscrivaient avec d’autant plus de force dans ma tête que les Ashbury également vivaient sous leur propre toit tels des réfugiés ayant connu des épreuves terribles et n’osant pas s’installer à l’endroit où ils ont échoué. On ne pouvait pas ne pas remarquer que les différents membres de la famille erraient constamment dans les couloirs et les cages d’escaliers. Il était rare qu’on les vît assis, séparément ou ensemble, goûtant un moment de détente relative. Même les repas, ils les prenaient le plus souvent debout. Il n’y avait ni plan ni dessein dans les tâches qu’ils accomplissaient, si bien qu’elles paraissaient être moins l’expression d’une quotidienneté toute naturelle que celle d’une obsession étrange, voire d’une perturbation profonde devenue chronique. Edmond, le plus jeune, s’occupait à assembler, depuis qu’on l’avait renvoyé de l’école, en 1974, la charpente d’un bateau ventru d’au moins dix mètres de long, bien qu’il n’eût pas la moindre notion en matière de construction de bateau, ainsi qu’il me le révéla en ant, pas plus d’ailleurs qu’il n’avait l’intention de jamais sortir en mer à bord de cette embarcation informe. It’s not going to be launched. It’s just something I do. I have to have something to do. Mrs Ashbury recueillait des graines de fleurs dans des cornets de papier préalablement munis par elle d’inscriptions telles que nom, date, lieu, couleur et autres indications ; dans les plates-bandes délaissées, parfois aussi plus loin, dans les prés, je la voyais coiffer précautionneusement de ses cornets les têtes de fleurs fanées et les nouer autour de la tige à l’aide d’un fil. Ensuite elle coupait les tiges, les rapportait à la maison et les accrochait à une ficelle faite de nombreux bouts attachés les uns aux autres et tendue en long et en large à travers ce qui avait été autrefois la bibliothèque. Les tiges, dans leur emballage blanc, étaient accrochées en si grand nombre sous le plafond de la bibliothèque qu’elles formaient une sorte de nuage de papier dans lequel Mrs Ashbury, telle une sainte montant au ciel, disparaissait à moitié lorsqu’elle était occupée, perchée sur l’escabeau de la bibliothèque, à accrocher ou à décrocher les enveloppes bruissantes de graines. Les cornets décrochés étaient rangés selon un système impénétrable sur les étagères manifestement libérées depuis fort longtemps de leur fardeau de livre. Je ne crois pas que Mrs Ashbury sût dans quels champs les semences recueillies par elle devaient un jour lever, pas plus que Catherine et ses deux sœurs Clarissa et Christina ne savaient pourquoi elles aient plusieurs heures par jour, dans l’une des chambres exposées au nord où elles avaient accumulé un monceau de chutes de tissu, à confectionner des taies, des couvre-lits et toutes sortes d’autres ouvrages multicolores. Telles des fillettes géantes victimes d’un maléfice, les trois jeunes femmes célibataires et presque du même âge étaient assises sur le plancher, entre des montagnes de matériaux, travaillant sans relâche, n’échangeant que très rarement quelques mots. Le geste avec lequel, après chaque point, elles tiraient le fil en oblique vers le haut, me rappelait des choses qui remontaient si loin dans le é que j’avais le cœur serré à l’idée du peu de temps qui restait. Clarissa m’apprit un jour qu’elle et ses sœurs avaient songé un certain temps à monter une affaire de décoration d’intérieur, mais ce plan, comme elle me le dit, avait échoué à la fois à cause de leur inexpérience et du fait qu’il n’y avait pas de client dans la région pour une affaire de ce genre. Peut-être était-ce pour cette raison que ce qu’elles avaient cousu un jour, elles le décousaient en règle générale le lendemain ou le surlendemain. Peut-être aussi rêvaient-elles de quelque chose de si extraordinairement beau que les ouvrages réalisés les décevaient immanquablement, en vins-je à penser le jour où, à l’occasion de l’une de mes visites à leur atelier, elles me montrèrent quelques pièces qui n’avaient pas été décousues ; car l’une d’entre elles, au moins, à savoir une robe de mariée suspendue à un mannequin de tailleur sans tête, faite de centaines de morceaux de soie assemblés et brodée ou, plutôt, brochée comme d’une toile d’araignée de fils de soie, était une véritable œuvre d’art, si haute en couleur qu’elle en devenait presque vivante, un ouvrage d’une splendeur et d’une perfection telles que j’eus à l’époque, en le découvrant, autant de mal à en croire mes yeux que j’en ai aujourd’hui à en croire ma mémoire.